Extrait de IL N’Y A PAS DE AJAR. Monologue contre l’identité. Delphine HORVILLEUR. Editions Grasset. 2022.
Si je devais tenter de définir ce qui relie les passionnés de Romain Gary que j’ai pu rencontrer, je dirais qu’il y a en eux une profonde mélancolie, très exactement proportionnelle à leur passion de vivre. Une volonté farouche de redonner à la vie la puissance des promesses qu’elle a faites un jour, et qu’elle peine à tenir. L’oeuvre de Gary/Ajar est le livre de chevet des gens qui ne sont pas prêts à se résoudre ni au rétrécissement de l’existence ni à celui du langage, mais qui croient qu’il est donné de réinventer l’un comme l’autre. Ne jamais finir de dire ou de « se » dire. Refuser qu’un texte ou un homme ait définitivement été compris. Et croire dur comme fer qu’il pourra toujours faire l’objet d’un malentendu.
Depuis plus de quarante ans, Gary est mort. « Il a disparu », « il est parti », « il nous a quittés » … Vous pouvez utiliser n’importe quelle expression idiote pour me le dire, mais vous ne me le ferez pas complètement croire. Car, pour moi comme pour d’autres, il est devenu un dibbouk, au sens où la tradition juive l’entend.
Le dibbouk, c’est un revenant qui vous colle à la peau ou à l’esprit, un être dont l’âme s’est attachée à la vôtre pour une raison mystérieuse, et qui ne vous lâche plus. Il ne vous veut ni du mal, ni du bien. Il vous accompagne simplement et hante votre existence, pour la parasiter ou l’agrandir, l’encombrer ou la soutenir.
Et quoi de plus normal pour cet homme, né Roman Kacew, surnommé Romain Gary, et réinventé en Emile Ajar … que d’être devenu un dibbouk ? Il fut sans doute, lui-même, l’être le plus « dibbouké » du monde. Hanté par les rêves grandioses d’une mère qui place en lui mille vies à vivre par procuration. Hanté par le fantôme d’un père assassiné, à qui il invente mille origines goy pour lui épargner la déportation.
Hanté par les » revenances » de tous ceux que la guerre lui a arrachés, les mondes engloutis de l’Europe de l’Est et les patriotes tombés au combat à ses côtés. Hanté par les amours qui meurent et les désirs qui s’épuisent, autant que par les belles idées qui ne résistent jamais à ce qu’en font les hommes à coup d’idéologie.
Ajar fut un des noms que Gary créa pour dire au monde qu’il n’allait pas se résoudre à une mort annoncée, ni celle des hommes, ni celle des mots.
Son pseudo fut un dernier pied de nez au morbide qui vous rattrape toujours, mais qu’on peut tromper un temps avec un peu de panache, avec une manigance littéraire qui interdit à l’homme de n’être que lui-même. À travers Ajar, Gary a réussi à dire qu’il existe, pour chaque être, un au-delà de soi ; une possibilité de refuser cette chose à laquelle on donne aujourd’hui un nom vraiment dégoûtant : l’identité. (p. 12-14)
Je me souviens … je me souviens avoir été une jeune adulte passionnée de Romain Gary alias Emile Ajar. Je sais aujourd’hui que chacun de ses romans résonnait puissamment avec la partie de mon enfant intérieure inconsciemment « agie » et « parlée » par des mémoires familiales enkystées. Après une longue exploration de mon arbre généalogique, je vois avec intérêt en quoi la notion de « dibbouk », ici évoquée par Delphine Horvilleur au sujet de cet auteur, illustre bien la nature du chemin proposé par l’analyse transgénérationnelle. Comme toujours, l’étymologie permet de remonter à la source du sens : « dibbouk » vient en effet de l’hébreu signifiant « attachement ». La notion de « dibbouk » ramène ainsi directement à celle de « fantôme(s) » transgénérationnel(s), ces mémoires émotionnelles de nos ancêtres restées en souffrance qui se transmettent inconsciemment, nous hantant parfois sans que nous en ayons d’abord conscience. Des mémoires ancestrales qui nous maintiennent attaché.e.s par des liens de loyauté inconsciente à notre seule identité de « descendant » et entravent notre réalisation en tant que sujets mus par notre désir propre. Tout l’enjeu du travail d’exploration de son arbre généalogique est là : identifier, reconnaître et accueillir ces mémoires douloureuses de l’Avant et Ailleurs pour s’en détacher, s’en libérer – et en libérer ceux qui en leur temps n’ont pas été en mesure de les « digérer » – et ainsi devenir soi, séparé.e, différencié.e de sa famille tout en y étant relié.e, riche de son identité plurielle.