Le passé a le droit d’être terminé

Le passé a le droit d’être terminé

Née dans ma tête durant l’été 2018 à l’issue d’un travail de plusieurs années sur mon arbre généalogique, une petite phrase de huit mots résonnait en moi à chaque fois que je pensais au centenaire de l’armistice de la Grande Guerre : « Le passé a le droit d’être terminé ».

Au plus profond de moi, je ressentais le besoin d’un geste concret qui viendrait cristalliser toute la charge dont est pour moi investie cette phrase. D’abord incertaine, la forme que devait prendre ce geste s’est imposée à moi comme une évidence en même temps que je commençais de travailler à la création de ce site : j’allais rédiger un témoignage qui serait consacré au destin de Marie-Catherine, une de mes arrière-grand-mères, et la publication de ce témoignage sur mon site serait la plus belle des manières de lui rendre hommage tout en illustrant ce qu’est l’analyse transgénérationnelle.

Mon arrière-grand-mère Marie-Catherine ou le deuil gelé du bonheur perdu

Quand elle épouse Charles en août 1907, à Dommartin-lès-Remiremont dans les Vosges, Marie-Catherine vient tout juste de fêter ses dix-sept ans. Charles en a presque vingt-sept. Tous deux ont perdu leur père quand ils étaient encore des enfants et ont été élevés par leurs mères. Tous deux sont marchands forains, comme l’étaient leurs parents. Un an plus tard, en juillet 1908, Marie-Catherine met au monde leur premier enfant, René, mon grand-père maternel. Puis naîtra Suzanne, en janvier 1912, ma grand-tante. En mai 1913, Marie-Catherine met au monde un troisième enfant de sexe masculin qui meurt le jour même. Elle est donc déjà en deuil de ce troisième enfant quand Charles est mobilisé, en août 1914, et doit partir avec le cheval grâce auquel ils se déplaçaient pour aller faire les marchés.
Charles meurt à Suippes dans les premières semaines de la guerre, le 1er octobre 1914. Quand Marie-Catherine l’a-t-elle appris ? Comment l’a-t-elle appris ? Que faisait-elle au moment où elle l’a appris ? Qu’a-t-elle ressenti ? Où étaient alors ses deux enfants, mon grand-père, René, alors âgé de six ans, et ma grand-tante, Suzanne, deux ans et demi ? Comment leur a-t-elle dit que leur père était mort et qu’il ne reviendrait pas, qu’ils ne le reverraient plus ?

Aujourd’hui, nous savons que la Grande Guerre a duré un peu plus de quatre ans. Mais au moment où la nouvelle de la mort de Charles vient faire basculer sa vie et plonge Marie-Catherine dans la tourmente émotionnelle et existentielle, celle-ci ignore combien de temps cette guerre va encore durer.

Ce que je crois et qui résonne en moi, c’est qu’avec deux enfants à charge encore très jeunes dont elle savait devoir assurer la subsistance, après le choc qu’a dû représenter pour elle la nouvelle de la mort de son mari, Marie-Catherine ne s’est pas permis de « se laisser aller ». Il ne lui était tout simplement pas possible de se laisser aller à sentir, sentir la douleur, le chagrin, la peine, le désespoir, la colère peut-être, mais aussi la peur qui auraient risqué de la submerger, de l’engloutir alors même qu’elle se devait d’être forte pour ses enfants et à tout prix trouver comment assurer leur survie à tous les trois. Je regarde les quelques photos en ma possession de Marie-Catherine et j’entends mon cœur gros me dire comment cette femme qu’était mon arrière-grand-mère a mis le couvercle sur son chagrin et a fermé de son vivant les écoutilles d’une peine et d’une douleur insondables.

Sur l’acte de décès de Charles, retrouvé grâce au site Mémoire des hommes, il est écrit « mort suite de ses blessures ». Le corps de Charles n’a jamais été retrouvé, rendant difficile pour Marie-Catherine d’accepter la réalité de la mort de l’homme aimé et de vivre son deuil.
J’apprendrai par mon père que dans sa jeunesse, ma propre mère s’est rendue avec lui dans les nombreux cimetières militaires de la Marne pour essayer, en vain, de retrouver la sépulture de Charles. A mon tour, dans les années 2010, accompagnée d’une cousine germaine, autre arrière-petite-fille de Charles et Marie-Catherine, je marcherai sans plus de succès dans les pas de ma mère et ferai le triste constat que le nom de mon arrière-grand-père n’apparaît dans aucun des cimetières militaires autour de Suippes.
De Charles, je n’ai vu en tout et pour tout qu’une photo, celle figurant sur la plaque en émail qu’un de ses petits-fils, Daniel, avait récupérée de sa mère, Suzanne. J’ignore comment cette plaque s’était retrouvée entre les mains de Suzanne. Une autre plaque, en marbre, gravée au nom de Charles, sans photo, est apposée sur le caveau familial de la famille Mothe au cimetière de Dommartin-lès-Remiremont. Au vu de son état, je suppose qu’elle l’a été par Marie-Catherine peu après la mort de Charles.

En avril 1916, quelques semaines après la transcription du décès de Charles à l’état civil de Dommartin-lès-Remiremont, Marie-Catherine se remarie. Elle épouse en secondes noces Georges L., un négociant et confie alors la garde de ses deux enfants à Denise R., qui était une de ses témoins lors de son second mariage. Jacqueline naît en novembre 1918. Marie-Catherine divorce sept ans plus tard et obtient la garde de Jacqueline. Elle vivra désormais seule jusqu’à sa mort en 1959. Sur l’avis de décès paru à l’époque, elle est nommée comme Mme veuve Charles B., née Marie Mothe, ce qui la relie dans la mort à son premier mari. Avec le recul des ans, je peux comprendre que ce remariage rapide a pu, voire a dû être très douloureusement vécu par mon grand-père et ma grand-tante, qui se retrouvaient privés de la présence constante de leur mère après avoir déjà perdu leur père.

J’ai trente ans quand décède mon grand-père maternel, René, le fils de Charles et Marie-Catherine. De son vivant, jamais je ne l’ai entendu parler de ses parents ni de son enfance ni de la guerre 14-18. Etrangement, alors que je suis d’une nature très curieuse, il ne m’est pas davantage venu à l’idée de lui poser des questions sur cette partie de sa vie. Aujourd’hui, j’y vois la manifestation de l’interdit absolu, d’autant plus puissant que non verbal et transmis inconsciemment de génération en génération, d’aller « remuer » par des questions les blessures restées à vif dans les générations antérieures. En conséquence de quoi ces blessures se répètent sous des formes différentes dans les générations suivantes, emprisonnées sans le savoir dans des loyautés inconscientes qui les empêchent de vivre leur propre vie et leur propre destin.
Ce n’est qu’après le décès de ma mère, petite-fille de Marie-Catherine et Charles, que je m’autorise à entamer un travail sur mon arbre généalogique. Au fil de mes recherches et des contacts que je renoue avec un petit-cousin, Daniel, fils de Suzanne et petit-fils de Marie-Catherine, je prends peu à peu conscience des ravages provoqués dans ma famille par la Grande Guerre sur plusieurs générations. J’apprends notamment par Daniel qu’il n’a jamais connu sa grand-mère maternelle mais qu’il aimait en revanche beaucoup celle qu’il appelait sa « fausse » grand-mère, « Maman Denise », dont Suzanne est restée très proche jusqu’à la fin de sa vie. Je me rappelle comment ma propre mère évoquait régulièrement les vacances passées dans sa jeunesse avec sa sœur et son frère chez cette « Maman Denise ». Mais je me rappelle que ma mère parlait aussi de temps en temps de Marie-Catherine, avec laquelle elle avait parfois fait les marchés dans les Vosges étant jeune. De toute évidence, pour des raisons que j’ignore, mon grand-père et sa sœur Suzanne ont toute leur vie entretenu chacun un rapport bien différent à leur mère. Toutefois, ce qui me frappe le plus, c’est la manière identique qu’ont ma mère et son cousin germain d’appeler l’une « Maman Denise » – celle à qui Marie-Catherine avait confié la garde de ses deux premiers enfants au moment de son remariage en 1916 – et l’autre « la mère Mothe » – que je ne peux m’empêcher d’entendre résonner à mes oreilles comme « mère morte », mais aussi « marmotte » -, comme s’il y avait d’un côté la « bonne mère » et de l’autre « la mauvaise », celle qui a abandonné ses enfants en se remariant bien vite après la mort de son mari. Ce tableau me semble bien trop tranché, tout blanc d’un côté, tout noir de l’autre. Je n’aime pas le discours que j’entends mon petit-cousin et ma mère tenir sur mon arrière-grand-mère. J’ai la sensation qu’il revient à lui faire endosser un costume qui n’est pas le sien, à lui tailler un habit qui l’emprisonne dans une image ne rendant pas justice à toute sa complexité. Je comprends que ce discours porte sur la mère, puis la grand-mère, qu’était Marie-Catherine, oubliant la femme devenue veuve.

Aujourd’hui, ce sont trois photos que j’ai envie de laisser parler pour rendre hommage et faire justice à la femme qu’était mon arrière-grand-mère. Elles disent pour moi mieux que tout mot l’ampleur de la désolation dans laquelle la mort de son mari a plongé Marie-Catherine et le courage avec lequel elle a affronté son destin.

La première photo date d’avant-guerre. On y voit une Marie-Catherine plutôt coquette, marquant une certaine retenue démentie par un regard espiègle, malicieux, mutin et pétillant. Prises chez un photographe, les deuxième et troisième photos datent de 1921. Charles est mort depuis sept ans. Marie-Catherine va divorcer de son second mari deux ans plus tard.

La première fois où j’ai vu ce portrait de Marie-Catherine seule, j’ai senti mon cœur se serrer et tout se figer à l’intérieur de moi. J’avais sous les yeux un visage qui tenait du masque mortuaire, témoignant de la violence du choc subi sept ans plus tôt. Plus que saisissant, le contraste entre les deux portraits de Marie-Catherine est glaçant : 

vie/mort… lumière/ombre… bonheur/malheur… joie/peine…

En 2008, j’entame ma plongée dans les branches de l’arbre dont je descends, et je sens immédiatement combien je me sens proche de cette arrière-grand-mère. J’ai l’intime conviction que nous nous serions appréciées toutes les deux, que nous nous serions comprises et bien entendues. J’aime l’énergie masculine qui se dégage d’elle en même temps que sa manière de mettre finement en valeur sa féminité par de petites touches délicates de coquetterie (boucles d’oreille, collier, frisure de la mèche). En 2010, je fais procéder à une réfection du caveau familial où elle repose dans le cimetière de Dommartin-lès-Remiremont.

En 2013, je rends un hommage au couple qu’elle formait avec mon arrière-grand-père à l’occasion de leur 106ème anniversaire de mariage. Pour l’occasion, je réalise un montage photo avec l’aide d’une amie afin de les réunir.

Enfin, en 2016, je fais apposer sur le caveau une plaque en marbre blanc à la mémoire de leur troisième enfant, mort le jour de sa naissance.

Au fil des ans, j’ai pris conscience que l’onde de choc déclenchée par la mort de mon arrière-grand-père en octobre 1914 s’était propagée jusqu’à moi et qu’à travers ma vie sentimentale, j’étais restée dans une loyauté inconsciente à Marie-Catherine.

Aujourd’hui, le moment est venu pour moi de laisser Marie-Catherine et Charles reposer ensemble en paix et de reprendre le cours de ma vie, en m’autorisant à y mettre de nouveau le bonheur à l’honneur.

L’analyse transactionnelle

  • Petit exercice pratique

L’analyse transgénérationnelle

  • Le passé a le droit d’être terminé

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