par Corinne Hémier | Fév 5, 2021 | 2-Invités
Extrait de LA MALEDICTION DU CHAT HONGROIS, Irvin YALOM. Le livre de poche. Edition 08. 2020
– Je vais te reposer la question, dit Mergès d’une voix devenue douce et sans plus aucune trace de menace : comment le supportes-tu ? Comment peux-tu prendre plaisir à n’importe quelle partie de ta vie, à n’importe quelle activité, alors que la mort t’attend et que tu n’as qu’une vie ?
– Je vais retourner cette question, Mergès. Peut-être la mort rend-elle la vie plus essentielle, plus précieuse. La certitude de la mort confère aux activités de la vie une qualité poignante, douce-amère très spéciale. Oui, il est peut-être vrai que vivre dans la dimension du rêve te confère l’immortalité, mais il me semble que ta vie n’est qu’un long ennui. Quand je t’ai demandé, il y a un moment, de décrire ta vie, tu as répondu simplement « j’attends ». Est-ce cela, la vie ? Attendre, est-ce vivre ? Il te reste une vie, Mergès. Pourquoi ne pas la vivre à plein ?
– Je ne peux pas ! Je ne peux pas ! gémit Mergès en baissant la tête. L’idée de ne plus exister, de ne plus faire partie des vivants, que la vie continue sans moi est … est … juste trop terrible !
– Le but de la malédiction n’est pas la vengeance éternelle, n’est-ce pas ? Tu utilises cette malédiction comme excuse pour éviter d’arriver au terme de ta dernière vie.
– C’est trop terrible de finir. De ne plus être.
– J’ai appris dans mon travail, dit Ernest en caressant la grosse patte de Mergès, que ceux qui craignent le plus la mort sont ceux qui s’en approchent avec trop peu de vie non vécue en eux. Il vaut mieux tout utiliser de la vie. Ne laisser à la mort que des miettes, les cendres d’un château.
– Non, non, gémit Mergès en secouant la tête, c’est trop terrible.
– Pourquoi si terrible ? Analysons la chose. Qu’est-ce qui, précisément, fait tellement peur dans la mort ? Tu en as déjà fait plusieurs fois l’expérience. Tu as dit que chaque fois que ta vie se terminait, il y avait un bref intervalle avant que la vie suivante commence.
– Oui, c’est ça.
– Quels sont tes souvenirs de ces brefs instants ?
– Absolument aucun souvenir.
– Est-ce que ce n’est pas ce qui compte, Mergès ? Ce que tu crains le plus dans la mort est la manière dont tu imagines qu’on se sent quand on est mort, quand on sait qu’on ne peut plus être parmi les vivants. Mais quand tu es mort, tu n’as plus de conscience. La mort, c’est l’extinction de la conscience.
– Est-ce que c’est censé me rassurer ? grogna Mergès.
– Tu m’as demandé comment je le supporte ? C’est une de mes réponses. J’ai également toujours trouvé du réconfort dans la maxime d’un autre philosophe qui a vécu il y a très, très longtemps : « Où est la mort, je ne suis pas ; où je suis, la mort n’est pas. »
– Est-ce que c’est différent de « Quand t’es mort, t’es mort » ?
– Très différent. Dans la mort, il n’y a pas de « toi ». « Toi » et « mort » ne peuvent pas coexister.
– C’est lourd ! dit Mergès d’une voix à peine audible, sa tête touchant presque le sol.
– Permets-moi de t’exposer une autre vision des choses qui m’aide beaucoup, Mergès. Je l’ai apprise d’un auteur russe …
– Ces Russes, ils n’ont sûrement rien à dire pour me remonter le moral.
– Ecoute : Des années, des siècles, des millénaires ont passé avant que je sois né. D’accord ?
– On ne peut pas le nier.
– Et des millénaires passeront après ma mort. D’accord ?
Mergès hocha la tête d’un air las.
« J’imagine donc ma vie comme une étincelle brillante entre deux vastes plages d’obscurité : l’obscurité qui existait avant ma naissance et l’obscurité qui suivra ma mort. »
L’image sembla faire tilt. Mergès écoutait attentivement, les oreilles tournées vers l’avant.
« Est-ce que tu ne trouves pas stupéfiant, Mergès, que nous craignions à ce point l’obscurité qui va nous suivre alors que nous sommes tout à fait indifférents à celle qui nous a précédés ? »
Soudain, Mergès se leva et ouvrit la bouche en un énorme bâillement, ses canines luirent aux rayons de la lune qui passaient par la fenêtre.
« Bon, je crois que je dois continuer mon chemin, dit-il en partant vers la fenêtre d’un pas lourd, qui n’avait rien de félin.
– Attends, Mergès, ce n’est pas tout !
– Assez pour aujourd’hui. Ca fait beaucoup de réflexions, même pour un chat. La prochaine fois, Ernest, apporte un crabe grillé. Et encore de ce poulet en robe de verdure.
– La prochaine fois ? Que veux-tu dire, Mergès ? Est-ce que je n’ai pas réparé le tort ?
– P’têt ben qu’oui, p’têt ben qu’non. Je te l’ai dit : Ca fait beaucoup de points sur lesquels réfléchir d’un coup. Je m’en vais. »
Ernest s’effondra contre son dossier. Il était épuisé et sa patience aussi. Jamais auparavant il n’avait mené une séance aussi épuisante nerveusement et physiquement. Et penser que tout ça avait été vain ! En regardant Mergès s’en aller, Ernest se dit : « Va ! Va-t-en ! Geh gesunter Heit ! » ajouta-t-il en se souvenant de la manière dont sa mère congédiait les gens avec cette phrase en yiddish.
À ces mots, Mergès s’arrêta net et se retourna.
« Je t’ai entendu. Je peux lire dans les pensées ! »
Oh-ho ! songea Ernest. Mais il garda la tête haute et affronta Mergès qui revenait.
« Oui, je t’ai entendu. J’ai entendu ton « Geh gesunter Heit », et je sais ce que ça veut dire. Est-ce que tu as oublié que je parle allemand ? Tu m’as béni. Alors même que tu ne pouvais pas imaginer que je t’entendrais, tu m’as souhaité une bonne santé. Et cette bénédiction m’émeut. Beaucoup. Je sais ce que je t’ai fait endurer. Je sais combien tu veux libérer cette femme – non seulement pour son bien mais pour le tien. Et pourtant, après tous tes énormes efforts, alors que tu ne savais pas encore si tu avais ou non réussi à réparer le tort, tu as encore eu la bonté, la gentillesse de me souhaiter une bonne santé. C’est sans doute le cadeau le plus généreux que j’aie jamais reçu. Au revoir, mon ami.
– Au revoir, Mergès. »
Ernest le regarda s’éloigner, plus souple maintenant, d’un pas gracieux, d’un pas de chat. Est-ce mon imagination, se demanda-t-il, ou bien Mergès est-il beaucoup plus petit qu’avant ?
Mon commentaire
Tirée d’un ensemble de six récits auxquels Irvin YALOM a choisi de donner le nom de « contes de psychothérapie », La malédiction du chat hongrois est un vrai petit bijou d’une soixantaine de pages. Le Docteur Lash, Ernest de son prénom, a appris par un de ses patients qu’au petit matin, après avoir passé une folle nuit d’amour avec une dénommée Artémis, il avait pris ses jambes à son cou, pris de terreur devant un chat prêt à le mettre en pièces. Très intrigué, le docteur Lash réussit à faire la connaissance d’Artémis qui l’invite à dîner. Celle-ci lui raconte l’histoire de Mergès, chat noyé plusieurs dizaines d’années auparavant dans le Danube par sa grand-mère qui vivait alors à Budapest. Le conte trouve son point culminant lorsque le chantre de la thérapie existentielle offre à son lecteur d’assister à une séance de thérapie génialissime autant que drolatique entre Ernest, qui vient tout juste de se réveiller aux côtés de la belle Artémis, et Mergès bien décidé à le faire fuir. Dans cet extrait où se termine cette séance des plus improbables entre un humain et un animal étreint par l’angoisse de mort, Irvin Yalom soulève la délicate question de la réparation en thérapie. S’il est normal que l’Enfant de nos patients nourrisse l’espoir d’obtenir réparation des torts, des offenses ou du mal qui lui a été infligé, il est aussi important d’amener progressivement leur Adulte à réfléchir à la notion de réparation, à se demander si tout peut toujours être réparé, à se questionner sur le sens de cet espoir de réparation – lequel sonne parfois comme une exigence – et sur le risque qu’est susceptible d’entraîner le fait de s’y accrocher désespérément. La réparation n’est pas forcément toujours là où l’attend l’Enfant de nos patients.
par Corinne Hémier | Juin 8, 2020 | 2-Invités
Extrait de LE ROMAN VRAI D’ALEXANDRE, Alexandre JARDIN. Editions de l’observatoire. 2019.
Automne 2011, je dénonce pour la première fois mon personnage rieur, abonné à tous les optimismes. Je viens de publier mes Gens très bien.
Je saute ce pas car la légende de mon grand-père tricotée par mon père et dorée par son biographe[1] m’atteint dans mon honneur. Je ressens comme un opprobre d’être encore solidaire de ma famille. (…)
Cet après-midi-là, j’inaugure ma sincérité. Je dénonce avec précision la part de crime de mon aïeul, emballé dans le noble « sacrifice de sa personne». Pour la première fois, je ravive les braises de notre histoire et tisonne sans ménagement les cendres mal éteintes de ma tribu. J’évoque sans détour ce livre – Des gens très biens – où je tente d’être au diapason avec mon être dissimulé, sans l’être tout à fait cependant. Contre toutes les pressions de ma famille, j’y dévoile une souffrance, non toute ma souffrance, comme si j’hésitais encore à sauter dans le vrai de ma propre personne.
Face à la salle, je suis enfin là où ma peine me trouve : au cœur d’une librairie attentive. Fini le blabla de la légende des Jardin ; je la pulvérise, la pile, la ventile et réélabore notre histoire en flétrissant la compréhension des miens. La honte de porter ce nom a si longtemps fermenté dans mes tripes. J’aère ma culpabilité en évoquant crûment le passé de Jean Jardin, ce fonctionnaire très politique qui, juché au sommet de l’Etat pétainiste, assuma et anima de son intelligence d’élite la politique de Vichy lors de la saison des grandes rafles. (…)
Je raconte non l’histoire de Jean mais l’absence de son histoire réelle, cette part manquante dans notre récit. Ma fièvre d’aveux et ma tristesse sont alors si criantes dans la librairie Kléber que, soudainement, les autres cœurs se livrent. C’est si tentant de ne plus se taire, enfin.
Un Alsacien très âgé chevrote dans le fond de la salle qu’il a lui aussi « fait des rafles », au motif qu’incorporé de force dans la Wehrmacht[2] il ne voulait pas être expédié à Buchenwald s’il désobéissait aux nazis.
– Alors, lâche-t-il, je l’ai fait.
Médusée, l’assistance retient son souffle. Dans la foulée, les vannes rouillées de l’aveu s’ouvrent au milieu de la grande librairie. D’absents, les êtres deviennent présents, presque superbes de ne plus éluder leur part d’indicible, par-delà les nausées. Tous parlent franc car je parle net.
– Pourquoi parlez-vous, monsieur ?
– Parce que vous le faites.
Ma démarche semble les y autoriser. (…)
L’impensable, tout à coup, se pense autour de moi et s’énonce dans cette zone franche qu’est une librairie. Ma vérité agit comme un signal. Une autre femme, écarlate, bégaye que son grand-père fut gardien au camp du Struthof – épicentre alsacien de la déshumanisation des Juifs – et que personne n’en parla jamais dans sa famille. Suant d’émotion, en proie à un vertige, elle se rassied.
Ce jour-là, dans la cohue des paroles délivrées, je fais l’expérience d’être radicalement au contact du vrai en société et, curieusement, j’aime ça, le son étrange des gens qui fendent leur personnage pour exposer l’honneur des leurs. Le feu de leur vérité me réchauffe, bien que les révélations soient insoutenables. Il est si vivifiant de se rejoindre les uns les autres dans l’authenticité partagée. Le monde en est remis à bonne température. L’espace de quelques heures, je jouis de la liberté que chacun s’accorde de s’extraire de l’honorabilité factice.
Dans cette librairie bondée, je découvre la possibilité de vivre sans filtre. Moi, l’affabulateur chevronné, je m’initie au vrai le plus râpeux et cela me grise au-delà de tout, cette communion intense qui s’établit dès lors que chacun cesse toute esquive.
Mais en même temps, ce tsunami de vérité me glace. (…)
Ce soir-là, dans ma chambre d’hôtel face à la cathédrale, cette immense croix posée sur la poitrine de Strasbourg, je peine à trouver le sommeil. J’ai allumé une bougie fragile qui donne plus de nuit que de jour. J’entrevois avec inquiétude ce que pourrait devenir mon sort si, au-delà de la publication de ce livre à vif, je me mettais à devenir Alexandre à plein temps, à brûler la marqueterie de mes mensonges. Une telle audace me semble encore presque inaccessible. Je tiens tant à rester un fleuve manqué qui charrie plus de sable que d’eaux vives, à mes accommodements avec mes vérités douloureuses.
Comment vivre tous les jours en étant cash, en acceptant l’Alexandre sombre que j’abrite ?
Suis-je prêt à épouser ma tristesse ?
M’en remettrai-je ?
Saisi de vertige dans la pénombre, je commence alors, cette nuit-là, à écrire le roman d’une femme qui partage sa vérité en famille sur une île bretonne au lieu d’envisager de le faire dans ma propre vie privée. Une fois encore, je me réfugie dans la sécurité de la littérature. Là où je tiens la plume. Une fois de plus, mon héroïne de papier vivra à ma place.
Toute mon aspiration à la vérité nue, cette mystique de la vérité qui brûle dans mes Gens très bien, continuera donc à flotter dans une existence rongée de petites dérobades. Je n’apporterai pas par mes actes de certificat d’authenticité de la nouvelle direction que vient de prendre mon écriture.
Mais quoi de plus naturel pour un écrivain ? L’art, dans son essence, ne veut-il pas cette mixture impure ? La société n’encourage-t-elle pas ces faux-fuyants en les hissant au rang d’art estimable ?
La vérité vraie est que l’excursion dans l’authenticité radicale que constitue Des gens très bien me comble autant qu’elle me donne le vertige. Il est sans doute trop tôt dans mon itinéraire de vie pour effondrer mon personnage.
Seul, isolé dans un couple où je me sens accueilli sous conditions, j’estime ce grand chamboulement inenvisageable sans le soutien de ma moitié. Or je suis encore marié à L., qui me voudrait à jamais l’écrivain gentillet qu’elle a rencontré. Je la sens indisposée par ma vérité, cherchant sans cesse à contenir l’homme civique en moi qui l’inquiète car il se tourne vers d’autres qu’elle. Sous emprise, encore incapable de me respecter et mijotant dans la cécité, je ne m’écoute toujours pas.
À quarante-six ans, je veux bien parler de la vérité de mon grand-père, pas de la mienne. Encore une fois c’était trop tôt.
[1] Pierre Assouline, Une éminence grise – Jean Jardin (1904-1976), Balland, 1986 ; réed. Gallimard, coll. « Folio »
[2] Comme tous les « malgré-nous » alsaciens et mosellans.
Mon commentaire
Le roman familial, c’est la manière dont les membres d’une même famille s’accordent à en raconter l’histoire, à en faire le récit. Riche en épisodes toujours relatés à l’identique et qui se transmettent d’une génération à l’autre sans subir d’altération, il donne de la famille une image qui définit ses valeurs et ses qualités et constitue à ce titre le sceau identitaire de l’appartenance à cette famille.
Il est parfois des romans familiaux qui tiennent du mythe intouchable, laissant très peu de place à l’expression par les membres de ces familles de leur identité singulière, et non plus de leur identité d’appartenance. Ils ont alors pour fonction, inconsciente, de préserver le narcissisme groupal familial et de le défendre contre les angoisses d’effondrement, étant entendu que derrière celles-ci reste tapi et tu, non-dit et non parlé, ce qu’il est arrivé de douloureux, de honteux, d’inavouable, d’inadmissible, de tragique, d’effroyable, d’horrible, à un ou plusieurs de ses membres dans une génération donnée. Autrement dit, le mythe recouvre un psychotraumatisme qui se transmet de génération en génération, inconsciemment et à l’état brut, puisque les émotions qui y étaient associées n’ont pu être exprimées, élaborées, digérées et métabolisées.
Le roman vrai d’Alexandre, dernier roman en date d’Alexandre Jardin, est une formidable illustration du cheminement personnel de l’auteur pour se désolidariser du roman familial, s’affranchir de son identité de sujet d’appartenance au groupe familial et accéder à son identité de sujet singulier avec sa parole, ses désirs et ses besoins propres. Cet extrait met en scène l’affrontement entre le sujet singulier et le sujet d’appartenance qui vivent à l’intérieur de ce romancier depuis son adolescence. « C’est si tentant de ne plus se taire, enfin », c’est être tenté et trouver le courage de faire retentir publiquement sa voix de sujet singulier qui ose dénoncer les actes condamnables que son aïeul a commis sans qu’ils aient jamais été jugés et condamnés par un tribunal. C’est voir comment son courage agit comme un feu vert ouvrant la voie à d’autres voix qui s’élèvent à leur tour pour dire, enfin, d’autres épisodes survenus dans d’autres familles et restés honteusement dans l’ombre, sous la chape de plomb du silence. C’est également accepter de sentir la peur qui le glace ensuite à l’idée d’ « effondrer » le personnage, loyal au roman familial, qu’il s’est créé depuis des années.
S’il faut du temps pour prendre conscience du conflit intérieur qui se joue à l’intérieur de soi entre sujet singulier et sujet d’appartenance, il en faut également pour le dépasser. Dépasser son conflit intérieur ne signifie pas plus le résoudre – car le conflit est en réalité insoluble – que refouler un de ses termes. Dépasser son conflit intérieur signifie qu’un troisième terme va émerger dans le champ de conscience du Moi, grâce auquel il devient possible de parvenir à un nouveau type de relation et de dialogue avec l’autre tout en affirmant et assumant ses choix propres. Dépasser son conflit intérieur signifie que l’on passe de ce que Carl Jung appelle la confrontation à la conjonction des opposés.
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par Corinne Hémier | Oct 19, 2019 | 2-Invités
Extrait de LES INSURRECTIONS SINGULIERES, Jeanne BENAMEUR. Acte Sud, 2011.
Je cherche dans ma mémoire un visage, celui d’un père qui sait l’inanité de toute besogne. Je ne retrouve que le visage absorbé par la construction des bateaux minuscules, la ride creusée sur son front par l’application à vivre. Est-ce qu’il m’a appris quelque chose en me montrant jour après jour comment on fait tenir un rêve de bateau entre ses mains ? Un enseignement profond que je n’ai pas vu, qui s’est pourtant déroulé sous mes yeux jour après jour ?
J’essaie de lire, au hasard. Il a noté des cotes, décrit des procédures.
Je m’en fous, des procédures, cette nuit-là.
C’est lui que je cherche.
C’est lui que j’ai cherché à l’usine, derrière les machines, derrière les voix des autres.
Lui et nous.
Notre histoire.
Notre histoire à nous quatre, cette famille si semblable à toutes les autres familles du quartier, avec nos maisons si semblables et nos avenirs si semblables.
Comment être singuliers dans tout ce pareil qui nous mine ?
Nous, on était qui ?
Et moi, en regagnant le rang, derrière le père, qu’est-ce que j’ai cherché ? J’ai cherché moi aussi à faire comme les miens ? Comme les autres. Pour être semblable. Encore plus. Parce que la singularité, la mienne, ce que je suis, ça m’éloignait d’eux.
Et je voulais tellement rejoindre.
Je tourne lentement les pages. J’apprends.
Oui, à l’usine je suis allé chercher une forme de paix, celle d’être semblable. La tranquillité avec laquelle mes parents traversaient les années. Leur sentiment d’avoir accompli. Moi j’avais si fort l’impression de ne rien accomplir. Jamais. J’ai cherché un sillon où me couler, où creuser moi aussi et, qui sait, trouver le trésor. Pourtant jamais mon père ne m’a fait croire qu’il y avait un trésor derrière les heures empilées à l’usine. Il m’a bien montré jour après jour le corps qui s’affaisse et les rêves tenus à bout de doigts avec des ficelles, de la colle et tant de minutieux soupirs. C’est moi qui ne voulais pas voir. Son corps disait tout. Pas son visage.
Son corps, je l’ai vu perdre sa jeunesse peu à peu et ça m’a fait peur
Mes désirs, je les ai peu à peu fait entrer dans les cales de ses modèles réduits, les beaux navires qui n’avaient ja-ja-jamais navigué … cachés au creux de ses rêves à lui, sur l’étagère. Je les ai laissés là. Oubliés.
La main de Karima sur les voiles les a réveillés, c’est tout.
Maintenant ça ne peut plus s’arrêter.
Je ne peux plus les ignorer.
Je suis parti. Comme Monlevade. Pour suivre mes rêves. Leur donner une chance de faire voile. Sinon, autant crever.
Je suis ici. Dans la ville qui porte son nom et je veux que quelque chose en moi se rejoigne. (…) Ici, est-ce que je peux être enfin semblable et singulier à la fois ?
Mon commentaire
Être soi-même ou « en être » – au sens de faire partie, appartenir -, telle est parfois la question.
C’est avec et dans la famille que l’enfant fait sa première expérience du groupe ; son rapport au sentiment d’appartenance naît et se forge au contact de ses parents et de son entourage familial élargi. Dépendant pour survivre des signes de reconnaissance et marques d’attention que ceux-ci lui manifestent, l’enfant comprend souvent vite les conditions à remplir et les critères à satisfaire pour les obtenir et se sentir un membre de cette famille. Lorsque le contenant familial, pour une raison ou une autre, manque de la souplesse nécessaire pour accueillir un enfant qui se démarque trop du reste du groupe, cet enfant « trop différent » est parfois contraint de sacrifier une partie de son être profond, de renoncer à une partie de qui il est vraiment, pour pouvoir appartenir au groupe familial. Dans ces familles, tout se passe comme si être soi-même et appartenir – « en être » – étaient deux qualités antagonistes et inconciliables et qu’inconsciemment, l’identité d’appartenance primait et l’emportait nécessairement sur l’identité individuelle.
Il est essentiel de comprendre qu’appartenir à une famille ne signifie pas qu’on ressemble à ceux et celles qui en font également partie. Quoi qu’il se soit passé dans les générations antérieures, quoi qu’ils aient fait, l’histoire de nos ascendants leur appartient. Nous n’avons pas à la porter.