Extrait de LA MALEDICTION DU CHAT HONGROIS, Irvin YALOM. Le livre de poche. Edition 08. 2020

–              Je vais te reposer la question, dit Mergès d’une voix devenue douce et sans plus aucune trace de menace : comment le supportes-tu ? Comment peux-tu prendre plaisir à n’importe quelle partie de ta vie, à n’importe quelle activité, alors que la mort t’attend et que tu n’as qu’une vie ?
–              Je vais retourner cette question, Mergès. Peut-être la mort rend-elle la vie plus essentielle, plus précieuse. La certitude de la mort confère aux activités de la vie une qualité poignante, douce-amère très spéciale. Oui, il est peut-être vrai que vivre dans la dimension du rêve te confère l’immortalité, mais il me semble que ta vie n’est qu’un long ennui. Quand je t’ai demandé, il y a un moment, de décrire ta vie, tu as répondu simplement « j’attends ». Est-ce cela, la vie ? Attendre, est-ce vivre ? Il te reste une vie, Mergès. Pourquoi ne pas la vivre à plein ?
–              Je ne peux pas ! Je ne peux pas ! gémit Mergès en baissant la tête. L’idée de ne plus exister, de ne plus faire partie des vivants, que la vie continue sans moi est … est … juste trop terrible !
–              Le but de la malédiction n’est pas la vengeance éternelle, n’est-ce pas ? Tu utilises cette malédiction comme excuse pour éviter d’arriver au terme de ta dernière vie.
–              C’est trop terrible de finir. De ne plus être.
–              J’ai appris dans mon travail, dit Ernest en caressant la grosse patte de Mergès, que ceux qui craignent le plus la mort sont ceux qui s’en approchent avec trop peu de vie non vécue en eux. Il vaut mieux tout utiliser de la vie. Ne laisser à la mort que des miettes, les cendres d’un château.
–              Non, non, gémit Mergès en secouant la tête, c’est trop terrible.
–              Pourquoi si terrible ? Analysons la chose. Qu’est-ce qui, précisément, fait tellement peur dans la mort ? Tu en as déjà fait plusieurs fois l’expérience. Tu as dit que chaque fois que ta vie se terminait, il y avait un bref intervalle avant que la vie suivante commence.
–              Oui, c’est ça.
–              Quels sont tes souvenirs de ces brefs instants ?
–              Absolument aucun souvenir.
–              Est-ce que ce n’est pas ce qui compte, Mergès ? Ce que tu crains le plus dans la mort est la manière dont tu imagines qu’on se sent quand on est mort, quand on sait qu’on ne peut plus être parmi les vivants. Mais quand tu es mort, tu n’as plus de conscience. La mort, c’est l’extinction de la conscience.
–              Est-ce que c’est censé me rassurer ? grogna Mergès.
–              Tu m’as demandé comment je le supporte ? C’est une de mes réponses. J’ai également toujours trouvé du réconfort dans la maxime d’un autre philosophe qui a vécu il y a très, très longtemps : « Où est la mort, je ne suis pas ; où je suis, la mort n’est pas. »
–              Est-ce que c’est différent de « Quand t’es mort, t’es mort » ?
–              Très différent. Dans la mort, il n’y a pas de « toi ». « Toi » et « mort » ne peuvent pas coexister.
–              C’est lourd ! dit Mergès d’une voix à peine audible, sa tête touchant presque le sol.
–              Permets-moi de t’exposer une autre vision des choses qui m’aide beaucoup, Mergès. Je l’ai apprise d’un auteur russe
–              Ces Russes, ils n’ont sûrement rien à dire pour me remonter le moral.
–              Ecoute : Des années, des siècles, des millénaires ont passé avant que je sois né. D’accord ?
–              On ne peut pas le nier.
–              Et des millénaires passeront après ma mort. D’accord ?
Mergès hocha la tête d’un air las.
« J’imagine donc ma vie comme une étincelle brillante entre deux vastes plages d’obscurité : l’obscurité qui existait avant ma naissance et l’obscurité qui suivra ma mort. »
L’image sembla faire tilt. Mergès écoutait attentivement, les oreilles tournées vers l’avant.
« Est-ce que tu ne trouves pas stupéfiant, Mergès, que nous craignions à ce point l’obscurité qui va nous suivre alors que nous sommes tout à fait indifférents à celle qui nous a précédés ? »

Soudain, Mergès se leva et ouvrit la bouche en un énorme bâillement, ses canines luirent aux rayons de la lune qui passaient par la fenêtre.
« Bon, je crois que je dois continuer mon chemin, dit-il en partant vers la fenêtre d’un pas lourd, qui n’avait rien de félin.
–              Attends, Mergès, ce n’est pas tout !
–              Assez pour aujourd’hui. Ca fait beaucoup de réflexions, même pour un chat. La prochaine fois, Ernest, apporte un crabe grillé. Et encore de ce poulet en robe de verdure.
–              La prochaine fois ? Que veux-tu dire, Mergès ? Est-ce que je n’ai pas réparé le tort ?
–              P’têt ben qu’oui, p’têt ben qu’non. Je te l’ai dit : Ca fait beaucoup de points sur lesquels réfléchir d’un coup. Je m’en vais. »

Ernest s’effondra contre son dossier. Il était épuisé et sa patience aussi. Jamais auparavant il n’avait mené une séance aussi épuisante nerveusement et physiquement. Et penser que tout ça avait été vain ! En regardant Mergès s’en aller, Ernest se dit : « Va ! Va-t-en ! Geh gesunter Heit ! » ajouta-t-il en se souvenant de la manière dont sa mère congédiait les gens avec cette phrase en yiddish.
À ces mots, Mergès s’arrêta net et se retourna.
« Je t’ai entendu. Je peux lire dans les pensées ! »
Oh-ho ! songea Ernest. Mais il garda la tête haute et affronta Mergès qui revenait.
« Oui, je t’ai entendu. J’ai entendu ton « Geh gesunter Heit », et je sais ce que ça veut dire. Est-ce que tu as oublié que je parle allemand ? Tu m’as béni. Alors même que tu ne pouvais pas imaginer que je t’entendrais, tu m’as souhaité une bonne santé. Et cette bénédiction m’émeut. Beaucoup. Je sais ce que je t’ai fait endurer. Je sais combien tu veux libérer cette femme – non seulement pour son bien mais pour le tien. Et pourtant, après tous tes énormes efforts, alors que tu ne savais pas encore si tu avais ou non réussi à réparer le tort, tu as encore eu la bonté, la gentillesse de me souhaiter une bonne santé. C’est sans doute le cadeau le plus généreux que j’aie jamais reçu. Au revoir, mon ami.
–              Au revoir, Mergès. »

Ernest le regarda s’éloigner, plus souple maintenant, d’un pas gracieux, d’un pas de chat. Est-ce mon imagination, se demanda-t-il, ou bien Mergès est-il beaucoup plus petit qu’avant ?

Mon commentaire

Tirée d’un ensemble de six récits auxquels Irvin YALOM a choisi de donner le nom de « contes de psychothérapie », La malédiction du chat hongrois est un vrai petit bijou d’une soixantaine de pages. Le Docteur Lash, Ernest de son prénom, a appris par un de ses patients qu’au petit matin, après avoir passé une folle nuit d’amour avec une dénommée Artémis, il avait pris ses jambes à son cou, pris de terreur devant un chat prêt à le mettre en pièces. Très intrigué, le docteur Lash réussit à faire la connaissance d’Artémis qui l’invite à dîner. Celle-ci lui raconte l’histoire de Mergès, chat noyé plusieurs dizaines d’années auparavant dans le Danube par sa grand-mère qui vivait alors à Budapest. Le conte trouve son point culminant lorsque le chantre de la thérapie existentielle offre à son lecteur d’assister à une séance de thérapie génialissime autant que drolatique entre Ernest, qui vient tout juste de se réveiller aux côtés de la belle Artémis, et Mergès bien décidé à le faire fuir. Dans cet extrait où se termine cette séance des plus improbables entre un humain et un animal étreint par l’angoisse de mort, Irvin Yalom soulève la délicate question de la réparation en thérapie. S’il est normal que l’Enfant de nos patients nourrisse l’espoir d’obtenir réparation des torts, des offenses ou du mal qui lui a été infligé, il est aussi important d’amener progressivement leur Adulte à réfléchir à la notion de réparation, à se demander si tout peut toujours être réparé, à se questionner sur le sens de cet espoir de réparation – lequel sonne parfois comme une exigence – et sur le risque qu’est susceptible d’entraîner le fait de s’y accrocher désespérément. La réparation n’est pas forcément toujours là où l’attend l’Enfant de nos patients.