Extrait de LE ROMAN VRAI D’ALEXANDRE, Alexandre JARDIN. Editions de l’observatoire. 2019.

Automne 2011, je dénonce pour la première fois mon personnage rieur, abonné à tous les optimismes. Je viens de publier mes Gens très bien.
Je saute ce pas car la légende de mon grand-père tricotée par mon père et dorée par son biographe[1] m’atteint dans mon honneur. Je ressens comme un opprobre d’être encore solidaire de ma famille. (…)
Cet après-midi-là, j’inaugure ma sincérité. Je dénonce avec précision la part de crime de mon aïeul, emballé dans le noble « sacrifice de sa personne». Pour la première fois, je ravive les braises de notre histoire et tisonne sans ménagement les cendres mal éteintes de ma tribu. J’évoque sans détour ce livre – Des gens très biens – où je tente d’être au diapason avec mon être dissimulé, sans l’être tout à fait cependant. Contre toutes les pressions de ma famille, j’y dévoile une souffrance, non toute ma souffrance, comme si j’hésitais encore à sauter dans le vrai de ma propre personne.
Face à la salle, je suis enfin là où ma peine me trouve : au cœur d’une librairie attentive. Fini le blabla de la légende des Jardin ; je la pulvérise, la pile, la ventile et réélabore notre histoire en flétrissant la compréhension des miens. La honte de porter ce nom a si longtemps fermenté dans mes tripes. J’aère ma culpabilité en évoquant crûment le passé de Jean Jardin, ce fonctionnaire très politique qui, juché au sommet de l’Etat pétainiste, assuma et anima de son intelligence d’élite la politique de Vichy lors de la saison des grandes rafles. (…)
Je raconte non l’histoire de Jean mais l’absence de son histoire réelle, cette part manquante dans notre récit. Ma fièvre d’aveux et ma tristesse sont alors si criantes dans la librairie Kléber que, soudainement, les autres cœurs se livrent. C’est si tentant de ne plus se taire, enfin.
Un Alsacien très âgé chevrote dans le fond de la salle qu’il a lui aussi « fait des rafles », au motif qu’incorporé de force dans la Wehrmacht[2]  il ne voulait pas être expédié à Buchenwald s’il désobéissait aux nazis.
–              Alors, lâche-t-il, je l’ai fait.
Médusée, l’assistance retient son souffle. Dans la foulée, les vannes rouillées de l’aveu s’ouvrent au milieu de la grande librairie. D’absents, les êtres deviennent présents, presque superbes de ne plus éluder leur part d’indicible, par-delà les nausées. Tous parlent franc car je parle net.
–              Pourquoi parlez-vous, monsieur ?
–              Parce que vous le faites.
Ma démarche semble les y autoriser. (…)
L’impensable, tout à coup, se pense autour de moi et s’énonce dans cette zone franche qu’est une librairie. Ma vérité agit comme un signal. Une autre femme, écarlate, bégaye que son grand-père fut gardien au camp du Struthof – épicentre alsacien de la déshumanisation des Juifs – et que personne n’en parla jamais dans sa famille. Suant d’émotion, en proie à un vertige, elle se rassied.
Ce jour-là, dans la cohue des paroles délivrées, je fais l’expérience d’être radicalement au contact du vrai en société et, curieusement, j’aime ça, le son étrange des gens qui fendent leur personnage pour exposer l’honneur des leurs. Le feu de leur vérité me réchauffe, bien que les révélations soient insoutenables. Il est si vivifiant de se rejoindre les uns les autres dans l’authenticité partagée. Le monde en est remis à bonne température. L’espace de quelques heures, je jouis de la liberté que chacun s’accorde de s’extraire de l’honorabilité factice.
Dans cette librairie bondée, je découvre la possibilité de vivre sans filtre. Moi, l’affabulateur chevronné, je m’initie au vrai le plus râpeux et cela me grise au-delà de tout, cette communion intense qui s’établit dès lors que chacun cesse toute esquive.
Mais en même temps, ce tsunami de vérité me glace. (…)
Ce soir-là, dans ma chambre d’hôtel face à la cathédrale, cette immense croix posée sur la poitrine de Strasbourg, je peine à trouver le sommeil. J’ai allumé une bougie fragile qui donne plus de nuit que de jour. J’entrevois avec inquiétude ce que pourrait devenir mon sort si, au-delà de la publication de ce livre à vif, je me mettais à devenir Alexandre à plein temps, à brûler la marqueterie de mes mensonges. Une telle audace me semble encore presque inaccessible. Je tiens tant à rester un fleuve manqué qui charrie plus de sable que d’eaux vives, à mes accommodements avec mes vérités douloureuses.
Comment vivre tous les jours en étant cash, en acceptant l’Alexandre sombre que j’abrite ?
Suis-je prêt à épouser ma tristesse ?
M’en remettrai-je ?
Saisi de vertige dans la pénombre, je commence alors, cette nuit-là, à écrire le roman d’une femme qui partage sa vérité en famille sur une île bretonne  au lieu d’envisager de le faire dans ma propre vie privée. Une fois encore, je me réfugie dans la sécurité de la littérature. Là où je tiens la plume. Une fois de plus, mon héroïne de papier vivra à ma place.
Toute mon aspiration à la vérité nue, cette mystique de la vérité qui brûle dans mes Gens très bien, continuera donc à flotter dans une existence rongée de petites dérobades. Je n’apporterai pas par mes actes de certificat d’authenticité de la nouvelle direction que vient de prendre mon écriture.
Mais quoi de plus naturel pour un écrivain ? L’art, dans son essence, ne veut-il pas cette mixture impure ? La société n’encourage-t-elle pas ces faux-fuyants en les hissant au rang d’art estimable ?
La vérité vraie est que l’excursion dans l’authenticité radicale que constitue Des gens très bien me comble autant qu’elle me donne le vertige. Il est sans doute trop tôt dans mon itinéraire de vie pour effondrer mon personnage.
Seul, isolé dans un couple où je me sens accueilli sous conditions, j’estime ce grand chamboulement inenvisageable sans le soutien de ma moitié. Or je suis encore marié à L., qui me voudrait à jamais l’écrivain gentillet qu’elle a rencontré. Je la sens indisposée par ma vérité, cherchant sans cesse à contenir l’homme civique en moi qui l’inquiète car il se tourne vers d’autres qu’elle. Sous emprise, encore incapable de me respecter et mijotant dans la cécité, je ne m’écoute toujours pas.
À quarante-six ans, je veux bien parler de la vérité de mon grand-père, pas de la mienne. Encore une fois c’était trop tôt.

[1] Pierre Assouline, Une éminence grise – Jean Jardin (1904-1976), Balland, 1986 ; réed. Gallimard, coll. « Folio »
[2] Comme tous les « malgré-nous » alsaciens et mosellans.

Mon commentaire

Le roman familial, c’est la manière dont les membres d’une même famille s’accordent à en raconter l’histoire, à en faire le récit. Riche en épisodes toujours relatés à l’identique et qui se transmettent d’une génération à l’autre sans subir d’altération, il donne de la famille une image qui définit ses valeurs et ses qualités et constitue à ce titre le sceau identitaire de l’appartenance à cette famille.

Il est parfois des romans familiaux qui tiennent du mythe intouchable, laissant très peu de place à l’expression par les membres de ces familles de leur identité singulière, et non plus de leur identité d’appartenance. Ils ont alors pour fonction, inconsciente, de préserver le narcissisme groupal familial et de le défendre contre les angoisses d’effondrement, étant entendu que derrière celles-ci reste tapi et tu, non-dit et non parlé, ce qu’il est arrivé de douloureux, de honteux, d’inavouable, d’inadmissible, de tragique, d’effroyable, d’horrible, à un ou plusieurs de ses membres dans une génération donnée. Autrement dit, le mythe recouvre un psychotraumatisme qui se transmet de génération en génération, inconsciemment et à l’état brut, puisque les émotions qui y étaient associées n’ont pu être exprimées, élaborées, digérées et métabolisées.

Le roman vrai d’Alexandre, dernier roman en date d’Alexandre Jardin, est une formidable illustration du cheminement personnel de l’auteur pour se désolidariser du roman familial, s’affranchir de son identité de sujet d’appartenance au groupe familial et accéder à son identité de sujet singulier avec sa parole, ses désirs et ses besoins propres. Cet extrait met en scène l’affrontement entre le sujet singulier et le sujet d’appartenance qui vivent à l’intérieur de ce romancier depuis son adolescence. « C’est si tentant de ne plus se taire, enfin », c’est être tenté et trouver le courage de faire retentir publiquement sa voix de sujet singulier qui ose dénoncer les actes condamnables que son aïeul a commis sans qu’ils aient jamais été jugés et condamnés par un tribunal. C’est voir comment son courage agit comme un feu vert ouvrant la voie à d’autres voix qui s’élèvent à leur tour pour dire, enfin, d’autres épisodes survenus dans d’autres familles et restés honteusement dans l’ombre, sous la chape de plomb du silence. C’est également accepter de sentir la peur qui le glace ensuite à l’idée d’ « effondrer » le personnage, loyal au roman familial, qu’il s’est créé depuis des années.

S’il faut du temps pour prendre conscience du conflit intérieur qui se joue à l’intérieur de soi entre sujet singulier et sujet d’appartenance, il en faut également pour le dépasser. Dépasser son conflit intérieur ne signifie pas plus le résoudre – car le conflit est en réalité insoluble – que refouler un de ses termes. Dépasser son conflit intérieur signifie qu’un troisième terme va émerger dans le champ de conscience du Moi, grâce auquel il devient possible de parvenir à un nouveau type de relation et de dialogue avec l’autre tout en affirmant et assumant ses choix propres. Dépasser son conflit intérieur signifie que l’on passe de ce que Carl Jung appelle la confrontation à la conjonction des opposés.

 

 

 

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