Extrait de LES INSURRECTIONS SINGULIERES, Jeanne BENAMEUR. Acte Sud, 2011.

Je cherche dans ma mémoire un visage, celui d’un père qui sait l’inanité de toute besogne. Je ne retrouve que le visage absorbé par la construction des bateaux minuscules, la ride creusée sur son front par l’application à vivre. Est-ce qu’il m’a appris quelque chose en me montrant jour après jour comment on fait tenir un rêve de bateau entre ses mains ? Un enseignement profond que je n’ai pas vu, qui s’est pourtant déroulé sous mes yeux jour après jour ?

J’essaie de lire, au hasard. Il a noté des cotes, décrit des procédures.
Je m’en fous, des procédures, cette nuit-là.
C’est lui que je cherche.
C’est lui que j’ai cherché à l’usine, derrière les machines, derrière les voix des autres.
Lui et nous.
Notre histoire.
Notre histoire à nous quatre, cette famille si semblable à toutes les autres familles du quartier, avec nos maisons si semblables et nos avenirs si semblables.
Comment être singuliers dans tout ce pareil qui nous mine ?
Nous, on était qui ?
Et moi, en regagnant le rang, derrière le père, qu’est-ce que j’ai cherché ? J’ai cherché moi aussi à faire comme les miens ? Comme les autres. Pour être semblable. Encore plus. Parce que la singularité, la mienne, ce que je suis, ça m’éloignait d’eux.
Et je voulais tellement rejoindre.

Je tourne lentement les pages. J’apprends.
Oui, à l’usine je suis allé chercher une forme de paix, celle d’être semblable. La tranquillité avec laquelle mes parents traversaient les années. Leur sentiment d’avoir accompli. Moi j’avais si fort l’impression de ne rien accomplir. Jamais. J’ai cherché un sillon où me couler, où creuser moi aussi et, qui sait, trouver le trésor. Pourtant jamais mon père ne m’a fait croire qu’il y avait un trésor derrière les heures empilées à l’usine. Il m’a bien montré jour après jour le corps qui s’affaisse et les rêves tenus à bout de doigts avec des ficelles, de la colle et tant de minutieux soupirs. C’est moi qui ne voulais pas voir. Son corps disait tout. Pas son visage.
Son corps, je l’ai vu perdre sa jeunesse peu à peu et ça m’a fait peur

Mes désirs, je les ai peu à peu fait entrer dans les cales de ses modèles réduits, les beaux navires qui n’avaient ja-ja-jamais navigué … cachés au creux de ses rêves à lui, sur l’étagère. Je les ai laissés là. Oubliés.

La main de Karima sur les voiles les a réveillés, c’est tout.

Maintenant ça ne peut plus s’arrêter.
Je ne peux plus les ignorer.
Je suis parti. Comme Monlevade. Pour suivre mes rêves. Leur donner une chance de faire voile. Sinon, autant crever.
Je suis ici. Dans la ville qui porte son nom et je veux que quelque chose en moi se rejoigne. (…) Ici, est-ce que je peux être enfin semblable et singulier à la fois ?

Mon commentaire

Être soi-même ou « en être » – au sens de faire partie, appartenir -, telle est parfois la question.

C’est avec et dans la famille que l’enfant fait sa première expérience du groupe ; son rapport au sentiment d’appartenance naît et se forge au contact de ses parents et de son entourage familial élargi. Dépendant pour survivre des signes de reconnaissance et marques d’attention que ceux-ci lui manifestent, l’enfant comprend souvent vite les conditions à remplir et les critères à satisfaire pour les obtenir et se sentir un membre de cette famille. Lorsque le contenant familial, pour une raison ou une autre, manque de la souplesse nécessaire pour accueillir un enfant qui se démarque trop du reste du groupe, cet enfant « trop différent » est parfois contraint de sacrifier une partie de son être profond, de renoncer à une partie de qui il est vraiment, pour pouvoir appartenir au groupe familial. Dans ces familles, tout se passe comme si être soi-même et appartenir – « en être » – étaient deux qualités antagonistes et inconciliables et qu’inconsciemment, l’identité d’appartenance primait et l’emportait nécessairement sur l’identité individuelle.

Il est essentiel de comprendre qu’appartenir à une famille ne signifie pas qu’on ressemble à ceux et celles qui en font également partie. Quoi qu’il se soit passé dans les générations antérieures, quoi qu’ils aient fait, l’histoire de nos ascendants leur appartient. Nous n’avons pas à la porter.