J’avais repris le cours paisible de ma vie depuis moins de trois mois quand ma chaudière manifesta des velléités d’en perturber de nouveau le confort. Oui, je sais, vous êtes probablement déjà un certain nombre à vous dire que j’attribue un pouvoir qu’elle n’a pas à cette chaudière qui n’est somme toute qu’un objet inanimé. Et vous avez bien sûr raison. Mais mon propos est ici de vous faire découvrir ce qu’il se passe pour les différents acteurs évoluant sur la scène de notre théâtre intérieur, et dans le cas présent du mien, face à une difficulté du quotidien. Car si nous utilisons tous le pronom personnel « je » à maintes reprises au cours d’une journée dans des contextes fort variés et pour nous adresser à des interlocuteurs souvent très différents, nous sommes loin d’avoir toujours conscience de la grande pluralité de voix que recouvre en réalité cette première personne du singulier. Pour ce faire, j’ai choisi d’extraire de ma caisse à outils un concept propre à l’analyse transactionnelle (AT), celui des états du moi, grâce auquel je peux identifier les différentes parties de moi qui s’expriment selon les moments. C’est donc équipée de cet outil que je reviens maintenant à la situation née de la baisse de la température extérieure intervenue dès les premiers jours d’octobre.

Certes, le chauffage s’était bien déclenché automatiquement, mais je fus prompte à remarquer que seule une partie des radiateurs fonctionnait normalement et que la température intérieure peinait à atteindre les 19°C programmés. Dans un premier temps, mon Enfant se sentit envahi par un sentiment de découragement mâtiné de lassitude. Il avait suffi de quelques radiateurs demeurant désespérément froids pour qu’il se vive comme impuissant, sans ressource et démuni face à une chaudière élevée au rang de mauvais objet en même temps qu’investie d’un formidable pouvoir de nuisance, voire de persécution. « Pourquoi diantre cette chaudière s’en prend-elle ainsi à moi, reléguant mon sacro-saint principe de plaisir aux oubliettes pour me confronter douloureusement au principe de réalité du fait d’une poignée de radiateurs résistant à chauffer?! », se disait cet Enfant. Mon Adulte observa comment une partie de mon Enfant et une autre de mon Parent faisaient alliance, fin prêts à mettre cette situation à profit pour apporter de l’eau au moulin de deux bonnes vieilles croyances complémentaires l’une de l’autre : les compétences professionnelles des artisans laissent à désirer et il est bien difficile de leur faire confiance. Un Parent bienveillant vint réconforter l’Enfant démuni prêt à baisser les bras et lui mit du baume au cœur en l’assurant qu’il n’y avait rien d’insurmontable dans cette histoire de radiateurs défaillants, il suffisait juste de trouver la cause du dysfonctionnement. L’intervention de ce Parent nourricier permit à mon Adulte de retrouver sa pleine capacité à réfléchir. J’entrepris alors de vérifier s’il convenait de purger les radiateurs. Ayant constaté que non, et subodorant l’existence d’un rapport de cause à effet entre ce nouveau dysfonctionnement automnal et la dernière intervention du plombier remontant à l’été, je décidai sans plus attendre de rappeler ce dernier.

Comme à l’accoutumée, je tombai sur la secrétaire, personnage clé chargé de jouer les intermédiaires et de relayer à son patron les appels des clients et leur motif avant qu’il ne les joigne à son tour. À ma description du fonctionnement partiel des radiateurs, le plombier réagit par un « c’est curieux » étonné puis, émettant l’hypothèse d’une bulle d’air qui empêchait probablement le fonctionnement normal du circuit de chauffage, il me conseilla de fermer les thermostats des radiateurs opérationnels et d’ouvrir à fond ceux des radiateurs défaillants pour chasser la dite bulle. La crainte de mon Enfant – d’avoir à gérer avec le plombier une situation qu’il imaginait potentiellement délicate – était telle qu’en l’absence d’un Parent suffisamment ferme et rassurant, le désir de l’Enfant de croire à cette hypothèse l’emporta sur les doutes sérieux qu’elle suscitait chez mon Adulte. Vite forcé de déchanter devant l’échec de la manipulation des thermostats préconisée par le plombier, et même s’il se rendait bien compte que c’était reculer pour mieux sauter, l’Enfant prit alors le prétexte d’une météo redevenue clémente pour rester passif et reporter à plus tard la résolution du problème ! Quand l’épisode d’été indien céda pour de bon la place au froid, mon Adulte reprit enfin le dessus et me sentant animée intérieurement d’une énergie bien différente, je contactai de nouveau la secrétaire, résolue cette fois à obtenir du plombier qu’il vienne sur place régler le nouveau problème qui se posait à moi après sa précédente intervention de l’été.

Après trois appels passés entre le vendredi matin et le mardi matin auprès de la secrétaire sans que le plombier me rappelle, je sentis que l’impuissance et la peur avaient déserté mon Enfant, cédant la place à une colère qui enflait et montait en puissance. Elle était accueillie et soutenue à la fois par l’Adulte et un Parent qui confirmait à l’Enfant en colère que « oui, ça suffit, il y a des limites à la patience et la compréhension dont faire preuve à l’égard de ce plombier, affirme-toi et exprime-lui clairement ce que tu attends de lui ». Je compris que pour obtenir la satisfaction de mon besoin, à savoir que tous mes radiateurs se remettent à chauffer et qu’il fasse de nouveau bon vivre chez moi sans avoir à s’emmitoufler dans trois épaisseurs de pulls, le moment était venu pour moi, face à la résistance passive de l’Enfant du plombier réfugié dans le silence et faisant le mort, de faire entrer en scène un Parent Normatif qui pose la limite. Etant donné que les messages transmis par la secrétaire restaient sans effet et puisque les écrits restent, à la différence de la parole qui s’envole, je rédigeai donc un courriel à l’intention dudit plombier. J’y faisais un bref résumé de la situation en partant de sa première intervention de juillet, nommais le manque flagrant de correction dont il faisait montre à laisser mes appels sans réponse, rappelais le montant de la facture par moi réglée l’été dernier, et lui demandais en guise de conclusion quand il comptait venir s’occuper de régler ce nouveau problème. Deux heures plus tard, ô miracle, la sonnerie de mon téléphone retentit et sur l’écran apparut le nom de la société du plombier. Je décrochai, non sans avoir pris une profonde inspiration, ce dont je me félicitai a posteriori car elle me permit de garder mon calme quand, les salutations d’usage effectuées, j’entendis le plombier me poser une question qui me laissa d’abord sans voix, comme estomaquée : « Il y a un souci ?! » Ne dit-on pas que la meilleure des défenses est l’attaque ? J’émets ici l’hypothèse que pour maintenir à distance le souvenir encore douloureux des sentiments qui avaient désagréablement écorné son ego quelques mois plus tôt (voir Episode 1), l’Enfant du plombier, se sentant de surcroît probablement coupable de ne pas m’avoir rappelée plus tôt, avait choisi une tactique offensive déployée par un Parent un tantinet hautain. Evitant l’écueil du jeu psychologique, je me contentai de le renvoyer à mon courriel qui contenait toutes les informations nécessaires et il s’engagea à passer chez moi le lendemain matin dès la première heure. Quand il arriva, je veillai à rester dans l’Adulte, résistant à la tentation qu’auraient pu avoir le Parent mais aussi l’Enfant d’en remettre une couche sur son incorrection. Le froid matinal jouait en ma faveur, il faisait tout juste 15°C à l’intérieur de la maison et au rez-de-chaussée, seuls deux radiateurs sur quatre diffusaient une chaleur mollassonne. De nouveau face à ma chaudière, le plombier l’éclaira par en-dessous avec sa lampe de poche, puis il sortit une clé de sa boîte à outils, se pencha sous la chaudière et en donna un tour. Se retournant vers moi, il me dit alors « là, c’est moi … La vanne du retour-chauffage n’était pas bien positionnée … Et pourtant, j’avais tout bien vérifié quand j’ai remis le circuit en marche fin juillet … Je ne comprends même pas comment le chauffage pouvait fonctionner partiellement ! ». « L’erreur est humaine », lui répondis-je, pensant par-devers moi que le stress des interventions répétées de juillet n’était sans doute pas étranger à celle, commise en bout de course, qu’il venait de reconnaître devant moi.

Sans doute faut-il aussi croire que cet aveu devait avoir beaucoup coûté à son ego car le temps de s’assurer que les radiateurs chauffaient tous normalement, le plombier me demanda soudain : « quelqu’un d’autre ne serait-il pas intervenu sur la chaudière après mon passage en juillet ? » !